Les sans-papiers butent sur l’application tatillonne de la loi Chevènement

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Les sans-papiers butent sur l’application tatillonne de la loi Chevènement
par Sylvia Zappi – Le Monde du 14 Novembre 1999

Le texte adopté en 1998 permet la régularisation des étrangers après dix années de séjour, même illégal. Dix mille sans-papiers en ont bénéficié, selon le ministère de l’intérieur. Mais les associations dénoncent les exigences des préfectures en matière de preuves du séjour

LE TEMPS de l’apaisement sur le front des sans-papiers promis par la loi Chevènement serait-il aujourd’hui passé ? Dix-huit mois après l’adoption du nouveau texte sur l’immigration, de nombreux sans-papiers ont repris le chemin des associations de défense. Déboutés de l’opération de régularisation achevée en décembre 1997, ils cherchent à bénéficier d’une disposition essentielle de la loi de 1998, celle qui accorde le droit au séjour à tout étranger présent sur le territoire pendant dix années, même de manière illégale, à condition qu’il ne soit pas polygame. Ce dispositif a été pensé comme une sorte de soupape dans la politique rigoureuse régissant l’entrée des étrangers en France. Il a été conçu pour éviter à l’avenir le choc politique d’une nouvelle régularisation massive. De fait, selon le ministère de l’intérieur, plus de 10 000 étrangers déboutés de la circulaire de régularisation ont obtenu un titre de séjour en application de la loi. Pourtant, les associations de défense des étrangers dénoncent une application restrictive du texte dans les préfectures.

La loi se veut libérale, qui autorise les étrangers requérants à apporter « par tout moyen » la preuve de leur résidence. La circulaire d’application de la loi demande même aux préfets de « ne pas faire montre d’une trop grande exigence quant à la nature des documents justificatifs susceptibles de [leur] être produits ». Le demandeur peut ainsi « fournir utilement des témoignages, des attestations écrites, des documents administratifs ou privés ou toute pièce justificative ». Le même texte exige toutefois du demandeur qu’il présente une preuve concernant deux périodes distinctes pour chaque année de séjour. Une autre disposition de la loi permet une régularisation sur la base du respect de la « vie privée et familiale ». Fortes de ces nouveaux textes, les associations espéraient tirer d’affaire bon nombre de sans-papiers jusqu’ici recalés.

INSUFFISANCE DES PREUVES

Les démarches effectuées dans les préfectures montrent que l’application de la loi s’éloigne parfois de son esprit. Le « troisième collectif » de sans-papiers a ainsi déposé à la préfecture de Paris 25  « dossiers béton » au titre de cette disposition sur les 10 ans : tous ont été refusés. 150 dossiers ont été envoyés au médiateur de la République par l’Association des travailleurs turcs (ATT), sans résultat. « Les ” 10 ans “, qui sont les rejetons de la circulaire de 1997 de régularisation, étaient a priori la catégorie qui devait susciter le plus de régularisations. Or c’est sur ceux-là qu’on rencontre le plus de résistance », assure Jean-Pierre Alaux, du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti). Même écho du côté du Comité de suivi des lois sur l’immigration, créé à l’initiative de députés de la majorité « plurielle » : « Les élus comme les associations sont envahis de gens très insérés, rentrant dans le cadre de la loi et qui ne sont pas régularisés. La politique de l’immigration voulue par le gouvernement n’est même pas appliquée ! », s’inquiète Françoise Galland, conseillère municipale Verts du 11e arrondissement de Paris.

Les motifs de refus opposés par les préfectures varient d’un département à l’autre. Première raison invoquée, l’insuffisance des preuves fournies. C’est le motif objecté à ce Malien, entré en France le 21 février 1988, qui a fourni au moins deux preuves par an de sa présence sur le territoire français ; la préfecture de police de Paris explique le rejet de sa demande parce qu’il n’est « pas parvenu à réunir suffisamment de preuves de la réalité de [sa] présence », tout en listant, quelques lignes plus loin, les fameuses preuves présentées : « des enveloppes cachetées à son nom, (…) des factures manuscrites, des versements bancaires en espèces (…) , deux certificats médicaux et un duplicata de feuille de soins ». Ou cet Algérien copropriétaire d’un bar qui, après avoir fourni la photocopie de son acte de propriété du fonds de commerce, ses avis d’imposition, les relevés de banque attestant ses remboursements d’emprunt, se voit opposer « l’insuffisance de preuves ».

« CULTURE PRÉFECTORALE »

L’insuffisance de ressources semble également revenir comme un motif classique de refus alors qu’elle ne figure dans aucun texte. Ainsi M. Whu, jeune Chinois arrivé à l’âge de 16 ans chez ses parents et ses deux frères (tous munis d’une carte de résident), s’est vu reprocher par la préfecture de police l’ « absence de ressources régulières ». Il avait pourtant présenté ses bulletins de paye pour les deux années où il était demandeur d’asile, une promesse d’embauche pour 1999, force factures et enveloppes adressées à son nom. « Il est arrivé mineur chez ses parents, toute sa famille est ici. Mais on lui refuse sa carte parce qu’il a des revenus insuffisants ! Son seul tort est d’avoir vingt-six ans », assure Elisabeth Allès, sinologue et animatrice du « troisième collectif ».

Quand certains ont la chance de pouvoir montrer des fiches de paye, elles sont mises en doute : un Malien qui a pu produire des bulletins de salaire pour les années 1988 à 1991 et 1993 à 1997 s’est vu répondre de façon énigmatique qu’ils ne pouvaient être pris en considération, car les entreprises les ayant émis « ne pouvaient employer de la main-d’oeuvre salariée ». D’autres motifs peuvent être sortis du chapeau de l’administration : rejet des relevés sous prétexte que l’intéressé pouvait se trouver à l’étranger, rejet des attestations émanant de personnes privées, rejet des factures non émises par un système informatique… Tous les documents qui ne proviennent pas d’organismes officiels sont ainsi sujets à caution. « La culture préfectorale est toujours d’appliquer les lois dans un sens restrictif et de repérer le fraudeur », explique-t-on au Gisti.

Enfin, l’absence de justification du visa de long séjour revient dans nombre de refus. L’obligation de présenter ce document pour entrer en France figure dans l’ordonnance de 1945. Mais la circulaire d’application a précisé qu’un titre de séjour doit être délivré aux étrangers « dont les conditions d’entrée en France constituent un obstacle à la délivrance d’un titre de séjour, mais qui ont pu tisser des liens personnels du fait de l’ancienneté de leur séjour ». On ne peut donc arguer de l’absence d’un visa de long séjour pour refuser une régularisation par la loi. « C’est un détournement manifeste. Les pratiques de guichet sont tellement restrictives qu’il doit y avoir eu des consignes du ministère », estime Emmanuel Terray , directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess), animateur du « troisième collectif » et ancien gréviste de la faim.

ATTENTE D’UNE JURISPRUDENCE

« On a l’impression que les préfectures attendent que la jurisprudence s’élabore », assure Jean Costil, responsable de la Cimade à Lyon. Or si les premier jugements des tribunaux administratifs ont commencé à trancher des affaires concernant la vie privée et familiale avec des décisions favorables aux réquérants, aucun ne semble avoir concerné les dix ans. Au ministère de l’intérieur, on avoue d’ailleurs attendre la jurisprudence. « Nous n’avons pas encore d’écho de traitements différenciés selon les préfectures ou d’appréciation trop restrictive. Si c’était le cas, nous essayerions d’harmoniser. Mais il faut nous laisser un peu de temps et voir l’efficacité de la loi en flux », assure-t-on au cabinet du ministre.Comme si le ministère voulait pouvoir moduler l’application de la loi en fonction du nombre d’étrangers qui pourront passer sous ses fourches caudines. Une vision qui fait bondir Jean-Pierre Alaux : « C’est comme ça qu’on fabrique de nouveaux sans-papiers. »

Deux phases de régularisation

Le 26 août 1997, le gouvernement Jospin décidait de lancer une vaste opération de régularisation visant à sortir de l’impasse certains étrangers sans papiers établis en France. Une circulaire dite Chevènement précisait les conditions de cette régularisation pour onze catégories de sans-papiers. Elle donnait priorité aux conjoints, enfants, parents de personnes vivant régulièrement en France, voire aux familles étrangères « constituées de longue date en France ». Sur quelque 140 000 demandes, 80 000 étrangers environ ont pu ainsi obtenir un titre de séjour.

Cette régularisation ponctuelle a pris fin en décembre 1997. Depuis, c’est dans le cadre de la loi de 1998 sur l’immigration que les régularisations peuvent s’opérer. La loi, plus libérale sur certains points que la circulaire, prévoit notamment d’accorder un titre de séjour aux étrangers apportant la preuve de leur présence, même irrégulière, sur le territoire depuis dix ans, ainsi qu’à ceux justifiant de « liens personnels et familiaux » en France.

http://www.lemonde.fr/societe/article/2002/12/03/les-sans-papiers-butent-sur-l-application-tatillonne-de-la-loi-chevenement_300682_3224.html